Moi aussi j'ai pas envie d'être ici, je devrais être aux Bahamas !!

Je m’étirais longuement en baillant. J’avais rendez-vous à Manhattan dans un centre pour aveugle ou un truc dans le genre. Franchement, je m’en foutais mais royalement. Mes parents tenaient à ce que j’y aille, d’après eux et ma psy, ça finirait par m’aider à m’ouvrir aux autres. Mais ce qu’ils avaient du mal à saisir, c’était que je n’avais pas envie de m’ouvrir aux autres, je me foutais de leurs vies et de leurs émotions. Je préférais largement rester chez moi, sortir m’amuser plutôt que de me prendre la tête des gens incapables de voir la couleur de leur main. Sauf que j’avais eu quelques ennuis avec la justice, donc c’était soit le programme de réhabilitation, soit la prison. J’étais trop beau pour finir en prison.

Je me levais et me dirigeais vers les escaliers. Je montais quatre à quatre les marches avant d’atteindre le palier. Je me dirigeai vers ma chambre. Passant devant le grand miroir plein pied, je m’arrêtais et m’observais un moment. Je cherchais mon meilleur profil avant de m’apercevoir que je restais beau, quel que soit le profil que je prenais.
J’attrapais ma veste et mes clés avant de sortir de ma chambre, non sans m’être regardé une nouvelle fois.
Malgré tout ce que mes parents disaient à mon égard, ils n’avaient jamais cessé de m’offrir tout ce dont je rêvais. Oui, chacun de mes caprices étaient satisfaits. C’est ainsi que j’avais obtenu une Audi R8 coupé. Je l’avais exigé, je l’avais obtenu. Je montais dans la voiture. Une fois que je mis le contact, je la fis vrombir comme à chaque fois. J’adorais entendre son rugissement puissant. Puis je fis sortir la voiture du garage de la maison, avant de m’élancer sur la route.


Je dois avouer que je me montrais assez imprudent sur les routes. Après tout, c’était aux autres de faire attention à ma sublime voiture. Je n’étais pas n’importe qui après tout.
Une fois que j’arrivais devant le centre, je me garai non loin, pour ne pas à avoir à trop marcher. Dans la rue, je repérais une jolie jeune femme aux jambes fuselées. Si je n’avais pas ce rendez-vous à la con, je l’aurais abordé. Maudissant la juge et le psy, je m’avançais vers la porte du centre que je poussais. Dans le hall, j’observais rapidement mon environnement. Modeste, une odeur de frais, comme si la serpillère venait d’être passée. Oui, une légère odeur de citron flottait dans l’air.
J’allais donc me présenter à l’accueil. La réceptionniste me donna les infos dont j’avais besoin pour rejoindre la salle voulue. Je la remerciais d’un sourire avant de me diriger vers l’ascenseur qui me ramena au second étage. Assez facilement, je trouvais la salle. J’entrais pour y découvrir quelques personnes, toutes aveugles. A quoi je le devinais ? Leurs lunettes, les cannes blanches et les chiens guides… Et aussi ceux qui tenaient absolument à se déplacer sans aide… Et qui finissaient par se cogner le tibia ou autre. Je soupirais avant de me diriger vers une jeune femme assise seule dans un coin.

« Euh, dites-moi qui est Savannah Jones ? Je suis sensé lui faire passer le temps ou un truc comme ça ! » demandais-je.

Rien que dans ma voix, tout montrait que je voulais être partout sauf ici. Je ne voyais pas en quoi cette bande d’aveugles pourraient m’aider. Rien que de penser à la journée que j’allais avoir avec eux, je me sentais fatigué…

Les séances de soutien pour aveugle étaient une véritable torture. Mes parents me forçaient à y aller parce que cet abruti de psychologue leur avait dit que ça ne pourrait que m’être bénéfique. Comme si j’allais un jour avoir une forme d’acceptation pour ma cécité. Non mais n’importe quoi ! J’avais passé un peu plus la moitié de ma vie avec une vue quasiment irréprochable et il fallait que j’accepte à présent de ne plus jamais rien voir ? Ils ne me connaissaient pas, ces gens là ! Oui, j’avais un mauvais caractère et non, je ne m’en cachais pas ! Pourquoi faire ? Ma mère se plaignait de ne plus avoir son adorable petite fille, polie et bien élevée, et surtout si douce. Cette petite fille là avait bien disparu le jour où elle était devenue complètement aveugle sans aucune remédiation possible.

De forces, je fus déposée à cette foutue séance de soutien pour aveugle. Comme si confier nos malheurs allaient nous aider. N’importe quoi ! Ça se saurait si juste parler ça résolvait les problèmes. Comme si à force de déblatérer sur mon pauvre statut d’aveugle ça allait réellement m’aider. Et dire qu’il y avait des idiots qui croyaient à tout ça… Désespérant. Les gens me désespéraient parfois. C’était surement pour cette raison que je préférais être seule plutôt que d’être entourée d’hypocrites. Je voyais bien que ça en gênait plus d’un de se retrouver dans la même pièce que moi. Et puis il y avait ces murmures… « La pauvre fille, aveugle, si jeune… » et j’en passais des meilleures.

Comme toujours la voix de ce fichu animateur de séance résonna dans mes oreilles. Cet imbécile-là n’avait toujours pas retenu que mes autres sens s’étaient développés avec mon handicap et du coup, ils parlaient comme si on avait une ouïe normale et non pas un peu plus développé. Les imbéciles. Je ne pis pas la peine de répondre parce que ça ne servait absolument à rien. Bien au contraire, je pris la direction de la salle. Je n’avais pas trop le choix étant donné que je devais attendre le retour de mes parents. J’aurais pu réclamer qu’on m’appelle un taxi, mais on aurait refusé. J’allais m’asseoir sur mon fauteuil tandis que les animateurs nous expliquaient qu’aujourd’hui, la séance serait spéciale. Je croisais les bras sous ma poitrine et écoutais d’un air distrait. Soi-disant des gens non aveugles allaient venir à nos séances à partir de maintenant. Allons bon ! Pour entendre leurs jérémiades de pitié ? Non merci ! Pourquoi est-ce que j’avais à subir un truc aussi énervant ? Qu’avais-je fait pour mériter ça ?

C’était décidé : j’allais dire à mes parents que c’était la dernière fois qu’ils m’emmèneraient ici parce que ça devenait vraiment du n’importe quoi ! Et si ce psychologue de mes deux ouvrait encore une fois sa bouche pour dire des énormités… Je lui mettrais un coup de canne blanche sur le sommet du crâne – et oui même si je ne voyais rien ! Assise dans mon coin j’attendais que ça se passe quand soudainement, je sentis quelqu’un s’approcher de moi. Décidant d’ignorer la personne, je faisais comme si de rien était jusqu’à ce que j’entende une voix masculine s’élever et demandant après moi. Attendez, quoi ?! On m’avait attribué quelqu’un ? C’était quoi cette histoire ?!

- Savannah a envie d’être partout sauf ici en ce moment. Perd pas ton temps et tire toi t’en qu’il en est encore temps !

Il était tout simplement hors de question que je me prête à ce jeu à la noix ! De toute façon, c’était la dernière fois qu’on me voyait ici. Et cette fois-ci, si mes parents insistaient, je ne me laisserais pas faire ! Aveugle ne veut pas dire que je ne pouvais pas me débattre !

Quand j’étais entré dans le centre, je m’attendais presque à ce que ce soit aussi accueillant qu’une porte de prison. En même temps, je voyais pas pourquoi faire une putain de décoration alors que la moitié des personnes présentes n’y voyaient que dalle… Enfin bon, moi je m’en foutais. Tout ce que je voulais c’était me tirer d’ici le plus rapidement possible. L’état des murs n’était absolument pas mon problème.
Je m’étais adressé à l’accueil afin de savoir où me diriger. Au deuxième étage. Dans l’ascenseur, j’observais mon reflet dans le miroir. Je repassais ma main dans mes cheveux, brièvement. Pas besoin de grand-chose, non seulement j’étais toujours aussi beau mais en plus, je savais que la personne qui serait face à moi n’y verrait rien alors bon…

Une fois à l’étage voulu, j’entrais dans la salle où la personne que je devais aider ou je ne sais quoi m’attendais. Je me dirigeais plutôt vers une jeune fille en retrait. J’avais dans l’espoir que ce ne serait pas un de ces vieux croulants. Non parce que je ne supportais pas le contact des vieux sur ma peau. J’avais des allergies, des plaques rouges qui apparaissaient sur le corps et me démangeaient ! Atroce !
Je demandais alors à la jeune fille qui me répliqua que je ferais mieux de partir parce que Savannah ne voulait pas être ici. Je soupirais avant d’avoir un petit ricanement.

« Génial, fallait que je me tape la chieuse de service qui n’accepte pas de ne plus rien voir. Et bien, elle va me les casser comme si c'était ma faute si ses yeux sont détraqués ! »

Sans gêne, je m’assis sur l’accoudoir de son fauteuil. Sur tous les aveugles qui existaient sur cette Terre, il fallait que je tombe sur la chieuse ! Qu’est que j’avais fait pour mériter ça ? La juge devait me détester parce qu’elle était sûrement amoureuse de moi, mais voyant que je ne céderais jamais à ses avances, elle se vengeait comme elle pouvait. Je ne voyais pas d’autres explications ! Avec un nouveau soupir, je me levais et lui dis :

« J’ai pas plus envie que toi d’être ici. Je devrais être en vacances aux Bahamas. Mais il se trouve qu’une putain de juge de merde et une putain de psy à la con, ont jugé bon que je nous fasse perdre notre temps en connerie de ce genre. »

Je respirais en pinçant l’arrête du nez avant de lui dire :

« On va faire simple. Je dois m’amuser à jouer la baby-sitter pour aveugle. Doooooonc, je vais venir aux rendez-vous convenus, on va faire semblant de passer du temps ensemble et chacun rentre chez soi, jusqu’à ce que cette… juge de merde comprenne que je ne suis pas n’importe qui !! »

Je sortis mon téléphone de ma poche, tirai une chaise m’y installa en étirant mes jambes. Je lançais un regard noir à Savannah, même si ce n’était pas de sa faute, elle n’en restait pas moins chiante !

Les séances communes étaient vraiment une corvée. Un vrai calvaire que j’étais obligée de vivre parce que mes parents m’y emmenaient et pauvre aveugle que j’étais, je n’avais pas vraiment les moyens de me défendre. Oh si, je pouvais me débattre, etc. mais à tous les coups, on me ferait passer pour une folle à lier et être suivi par un psychiatre était la dernière chose que je voulais. Comme si ce n’était déjà pas assez d’être aveugle, il faudrait aussi qu’on me suive pour démence ? Et puis quoi encore ?!

Comme à mon habitude, on me guida jusqu’à un siège où je m’assis. J’étais bien décidée à attendre que ça se passe et que ça se termine : comme à chaque fois. Le seul avantage que j’avais à être devenue aveugle c’est que mon ouïe s’était développé et surtout j’entendais les animateurs dirent à mes parents que j’avais été silencieuse, une fois de plus, ne daignant pas répondre autre chose que des sarcasmes. J’imaginais bien la tête de mes parents quand on leur disait ça : désappointés, désarmés, impuissants face à la rancœur de leur fille unique. Mais moi je n’avais pas demandé à avoir cette foutue maladie qui m’avait retiré la vue. Et j’étais obligée de vivre avec parce qu’il n’y avait absolument rien à faire.

Apparemment, pendant cette séance, des personnes allaient venir pour former un binôme avec nous, mais ça ne me convenait absolument pas. Je ne voulais pas qu’un boulet me colle et fasse semblant de compatir pour moi. Même si je n’y prêtais pas spécialement attention, j’entendis des pas s’approcher de moi et finalement demander après moi. Aussitôt je répliquais qu’il (oui parce qu’à en juger le son de sa voix, c’était un homme) pouvait partir et surtout qu’il perdait son temps. Mais apparemment, j’avais affaire à une tête brulée. Je serrais les poings face à ses paroles à mon égard et je le sentis s’installer sur l’accoudoir de mon fauteuil comme si nous nous connaissions suffisamment pour qu’une telle chose soit normale.

- Écoute moi bien espèce de petit con, j’en ai rien à secouer de ta vie et encore moins du pourquoi, du comment t’en es là. Si ma vie est merdique et bien ma foi, la tienne a l’air de l’être également puisqu’on t’a forcé à être ici et tu n’as pas d’autre choix que de supporter également ma présence. Maintenant casse-toi aux Bahamas ou je ne sais où ça me fait une belle jambe, Monsieur Je Ne Suis Pas N’importe Qui.

Je marquais une pause avant de continuer :

- Et tu devras te trouver un autre partenaire puisque c’est ma dernière séance ici. Donc trouve toi une autre personne à accompagner et à occuper, je suis très bien toute seule dans mon coin.

Non mais merde quoi ! Je devais supporter ces séances à la con, il était hors de question que je me tape aussi un mec dont l’égo et le narcissisme étaient encore plus énormes que sa propre personne. Encore un gamin de riche qui s’était encore cru au-dessus des lois et dont les forces de l’ordre se plaisaient à rappeler les lois. Je m’enfonçais dans mon fauteuil et croisais les bras sous ma poitrine. J’avais décidé que je ne serais pas coopérative et j’étais assez têtue pour ne pas céder d’un pouce.

Je n’avais jamais été du genre altruiste, genre aider mon prochain, donner de mon temps à la pauvre populace. Non, moi, j’aimais m’amuser, sortir, faire la fête et me taper le plus de filles possibles en une soirée. Je n’avais pas beaucoup d’amis, la plupart étaient surtout des gens avec qui j’allais en soirée. Des personnes qui pouvaient me faire rentrer gratuitement en boite etc. Alors lorsqu’on m’avait dit que j’allais devoir perdre mon temps précieux avec des aveugles… J’avais juste eu envie de me suicider ! Pourquoi faire, sérieusement ? Il existait des logiciels pour ça, merde ! La nana qui avait écrit Harry Potter avait bien fait des livres audios pour ce genre de personnes ? La juge devait être bien conne si elle pensait une seule seconde que j’allais m’amuser à lire des conneries à ces gens.

Sauf que malheureusement, la situation se révéla être pire. Non seulement, on m’avait donné un aveugle personnel mais en plus, l’aveugle en question était une chieuse ! Que quelqu’un me donne un tabouret et une corde !!
Pendant son discours, je la regardais d’un air méprisant à souhait… Avant de me rappeler qu’elle n’y voyait rien.

« Blablabla ! Tu parle beaucoup trop, tais-toi que je savoure le silence pour voir ! », lui dis-je en souriant.

Elle devrait le savoir que je souriais pour me foutre d’elle. A ce que l’on racontait, le sourire s’entendait dans la voix. Je m’étais assis et avais sorti mon téléphone. J’avais quelques snaps bien à faire. Le genre de snaps qui expliqueraient à quel point je haïssais le système judiciaire ! Je pris un snap de la jeune fille qui débitait autant qu’une radio.

« Pas de chance, poulette, on m’a dit de venir te voir. Dernière séance ou pas, tu m’auras sur le dos touuuuute la journée ! Et comme je n’en ai rien à foutre de ton avis… »

Je soupirais avant de lui dire :

« De toute façon, tu n’iras pas bien loin, toute bigleuse que t’es alors autant rester tranquille non ! Je vois vraiment pas de quoi tu te plains… C’est vrai, tu peux avoir le monde à tes pieds. Chacun faisant tes quatre volontés et t’es là à faire chier le monde… T’aurais préféré être tétraplégique ? »

Je levais les yeux au ciel. C’est vrai quoi ! Il y avait pire non ? Par exemple, j’aurais put être dans mon lit, devant ma playstation mais au lieu de ça, je venais me faire chier avec elle. Et puis, il y avait des handicapés, des vrais ! Ne rien voir, ce n’était pas si grave ! Daredevil était aveugle et ça ne l’empêchait pas de vivre normalement… Quand il ne combattait pas le crime.
Cette fille était juste chiante. Je me mis à fredonner un air en me perdant dans mes pensées.

La journée allait être longue. Ou tout du moins, cette séance de thérapie de groupe allait être très longue. Pourquoi est-ce que je devais supporter ça au-delà du supportable ? C'était un calvaire pour moi à chaque fois que je devais venir ici à écouter ces pauvres non voyants se lamenter sur leur sort ou bien déclarer avec fierté : " J'ai pu aller de ma chambre à la salle de bain sans me cogner une seule fois ". Tsssssssss ! Et alors ? C'était un exploit ? Même une personne ayant la vue qui fermerait ses yeux pour se diriger y arriverait ! Il fallait vraiment être pathétique.

Mais le pire du pire, c'était qu'ils avaient décidé d'innover en invitant de personne et je me retrouvais accompagnée d'un abruti de mec qui pensait encore une fois que le monde tournait autour de son nombril. Pourquoi fallait-il que je supporte un emmerdeur de première catégorie ?! Là, c'était le pompon. Sincèrement, c'était la dernière fois que mes parents m'emmenaient ici. J'allais avoir une sérieuse discussion avec eux. Depuis que j'étais devenue aveugle à cent pour cent, ils en faisaient trop pour me couver ou me protéger ou je ne sais quoi. Moi, tout ce que je voulais, c'était qu'on me foute la paix.

- J'aurais préféré rien du tout, répliquais-je à ses paroles incessantes. Et je ne suis pas bigleuse puisque je ne porte pas de lunette Tout ce que je veux c'est qu'on me foute la paix, rien de plus ! Et reprend moi encore une fois en photo, et je te montrerai tout ce qu'on peut faire avec une canne.

Et oui, qu'est-ce qu'il croyait ? J'étais peut-être devenue aveugle, mais pas sourde et mon sens de la perception s'était accrue puissance dix milles (oui j'exagérais un peu). On ne pouvait quasiment rien me cacher, même si je ne voyais pas. C'était un peu mon " super pouvoir ", si on pouvait dire ça comme ça. Enfin, entre ça et choisir j'aurais préféré garder ma vue et être comme n'importe quelle personne banale avec une vie sans histoire et sans tracas. Mais il avait fallu que le sort s'acharne sur moi en faisant disparaître ma vue. Plus jamais je ne verrais quoi que ce soit, ni le soleil, ni les couleurs. Et c'était ce qui me rendait le plus mélancolique dans cette histoire.

Je croisais les bras sous ma poitrine tandis que les animateurs se mirent à parler et blablater sur le programme spécial de la journée. Je tournais la tête sur le côté, fixant le vide (à défaut de fixer autre chose), montrant clairement que je n'en avais rien à faire de ce qui pouvait bien se raconter. Mais comme d'habitude, le premier point du programme était de faire le tour des personnes qui souhaitaient parler. Et comme d'habitude, je dus attendre qu'on ait fait le tour parce qu'il était soi-disant important que chacun puisse s'exprimer librement sur son ressenti et ses réussites, mais aussi sur ses échecs afin qu'on puisse faire un discours d'encouragement : la prochaine fois, tu y arriveras. Tsss des conneries ! Je tressaillis quand l'un des animateurs me demanda : " Et toi, Savannah, tu n'as pas envie de nous parler ? ". Je tournais la tête vers l'origine de la voix.

- Pas plus que la dernière fois et pas plus que la première fois, lançais-je sèchement. Ce ne sont que des conneries tout ça !

Comme à chaque fois, on me fit la leçon comme quoi je devais me montrer plus gentille et surtout ne pas faire perdre espoir aux autres sur leurs réussites etc.

- Et bien virez-moi ! Comme ça vous pourrez être sûr que je ne mettrais plus les pieds ici !

Je n’avais qu’une envie, me barrer de cet endroit étrange. J’avais presque l’impression d’être à une séance des alcooliques anonymes… Finalement, peut-être que la prison aurait été mieux que cet endroit de tarés ! En plus, on m’avait collé une espèce d’aveugle hystéro qui s’énervait contre tout ceux qui s’approchaient un peu d’elle… Elle était pire qu’un pitbull affamé ! La preuve, elle le prenait super mal que je la snap… Quelle chieuse !!

« Tu devrais t’estimer heureuse que je te snap, la bigleuse ! J’ai un tas de followers, avec un peu de chance, je pourrais te trouver un petit copain ! Sauf si tu continue à te prendre pour Daredevil avec ta cane… D’ailleurs, t’es pas un peu jeune pour avoir une cane ? » demandais-je avec un sourire mauvais.

Bien sûr que je savais que c’était une cane pour aveugle, mais il fallait bien que je la fasse chier. Il fallait que je me venge sur quelqu’un et pas de chance pour la bigleuse, c’était tombé sur elle. Donc, je ne me gênais absolument pas pour être méchant, à la limite de la cruauté.
Finalement, les animateurs amenèrent tous les bigleux pour demander à chacun ce qu’ils ressentaient et tout le blablabla. Je soupirais bruyamment… Ouais c’était de pire en pire, un groupe d’amour et de paix. Bon Dieu, sortez-moi de là !! Je ne bougeais pas de ma place, les regardant de loin. Je pris mon téléphone et regardais si ma côte de popularité évoluait ou non. Satisfait, je retournais sur snap et prenais des selfies, changeant d’angle, de position, de sourire afin d’obtenir le selfie parfait. J’entendis alors Savannah répliquer. Mademoiselle n’avait rien à dire et demandait à se faire virer. Bah dis donc… Je ricanais, finalement, je n’étais pas le seul à être dans cette merde. J’allais bien rire !

« Si tu pense que c’est comme ça que tu te feras virer… »

Je savais une chose, plus elle se montrerait désagréables, plus ces gens voudraient la garder pour « l’aider ». Ma psy était pareil ! Tant que je me montrais réticent à être poli et compagnie, elle en concluait que j’étais en colère, que je ne disais pas tout et tout son baratin. D’après elle, je souffrais de trouble narcissique… Mon cul ouais ! J’allais très bien ! Même le traitement que je devais prendre, ses séances avec la psy… Je n’en voyais absolument pas l’utilité ! Mais je le faisais pour éviter la prison.

Je pris une grande inspiration, tentant de garder mon calme. Soyons lucide, j’étais aveugle alors je ne pouvais pas faire comme bon me semblait car même si mes parents m’emmenaient ici aussi régulièrement que possible, je ne connaissais pas les lieux comme ma poche et ne pouvais pas me déplacer de moi-même pour prendre la direction de la sortie. Ce qui était bien malheureux. Mais ce qui rendait la journée vraiment insupportable c’était l’espèce d’asticot qu’ils avaient décidé de m’affubler pour la journée. Le temps allait être très long. Voir même trop long ! Non, en fait, je n’avais pas du tout la patience de supporter ça plus que de nécessaire. Surtout que l’autre idiot pensait que parce que je n’avais plus la vue, j’étais sourde à tout ce qui m’entourait. Je me crispais lorsqu’il fit un trait d’humour sur le fait que j’étais trop jeune pour avoir une canne. Il méritait vraiment de se prendre un coup de canne sur le coin du crâne. Peut-être que ça lui remettrait les idées en place !

- Et ça se croit drôle par-dessus le marché ! marmonais-je.

Je croisais les jambes et poussais un long et profond soupire. Seigneur donnez-moi la patience… Non mais qu’est-ce que je racontais moi ? Depuis quand est-ce que je faisais une prière à Dieu moi ? Comme si j’étais croyante ! Pfff des sottises. Si Dieu existait, il m’aurait déjà rendu la vue et on n’en serait pas là. Une personne m’avait dit un jour d’essayer les prières miraculeuses, mais je n’y croyais pas une seule seconde. Comme si un miracle se ferait. J’avais perdu la vue et c’était définitif. Aucune opération ne me la rendrait.

Finalement, la séance commença comme toutes les séances : faire le tour de chacun d’entre nous afin de pouvoir vider son sac et dire ce qu’on avait sur le cœur. Et comme à chaque fois, tout le monde acceptait de parler et de dire ce qu’ils avaient à dire et c’était d’un ennui mortel. Je poussais un profond et long soupire de lassitude. Je savais bien que mon tour finirait par arriver. Et quand cela arriva, et bien ce fut comme d’habitude : je refusais de parler. Je n’avais pas envie de participer à ces réunions. J’étais sincère quand je disais que tout ça c’était que des conneries qui n’arrangeraient jamais les choses. Cela ne nous aiderait pas à retrouver la vue. Et puis si on souhaitait parler à quelqu’un, on pouvait toujours parler à la famille, aux amis… pourquoi forcément faire des réunions ? Comme si parler avec des personnes aveugles pouvaient réellement nous aider. Parce qu’ils pouvaient nous comprendre ? Des foutaises ! À les écouter tous, ils ne souffraient pas le moins du monde. Les autres sens étaient développés, tout ça, tout ça… Youpi ! Pffff !

L’autre idiot se mit à ricanner. Tiens, il y avait longtemps qu’on ne l’avait pas entendu lui ! Comme il fallait s’y attendre, il ne put s’empêcher de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Je poussais un énième soupire et roulais des yeux. C’était des gestes machinaux qui m’étaient quand même resté, même si techniquement, je ne verrais plus jamais le plafond en faisant ça.

- Pour quelqu’un qui n’a pas envie d’être là, je trouve que tu te préoccupes un peu trop de moi. Mais puisque tu es aussi intelligent que tu le prétends, je t’en prie, montres-nous tes talents.

J’avais beau être dans une situation chiante, rien ne m’empêcherait d’entretenir mes réseaux sociaux. J’avais snapé Savannah en expliquant ma situation… Je devenais l’esclave d’une bigleuse mal lunée. Tout ça parce que j’avais eu quelques problèmes avec la justice. Plus elle ouvrait la bouche, plus j’envisageais la prison. Au moins, j’y passais quelques mois et c’était fini… Mais resté enfermé dans une pièce minuscule à partager avec un ou deux mecs pas nets ? Sans mon téléphone ? Sans sexe ?! Non, j’allais prendre sur moi.
Je jetais un coup d’œil à Savannah et lui dis :

« Tu sais, je suis sûr que si tu baisais un coup, ça te rendrait de meilleure humeur ! »

Je parlais en connaissance de cause. Après avoir tiré mon coup, j’étais toujours de très bonne humeur. Si Savannah prenait un peu de bon temps, elle supporterait mieux sa cécité. Elle n’était pas si mal pour une bigleuse mais j’étais persuadé qu’elle ne s’envoyait pas en l’air, sinon, elle ne serait pas aussi chiante.
Sur ces sages pensées, j’envoyais un message à l’une de mes conquêtes. Après ce que l’on me faisait subir, il me fallait un moment de détente et je connaissais la personne idéale pour ça… Quand on connaissait les bonnes personnes et les bons endroits, on obtenait pratiquement tout ce que l’on voulait. Cette fille savait faire de moi un homme heureux.

J’avais bien vu que Savannah faisait tout pour esquiver ce putain de groupe à la con. Je n’étais pas aveugle et je voulais me barrer d’ici le plus rapidement possible. Faut dire que des gens qui se plotaient en pensant que ça les aiderait à surmonter la perte de leur vue, c’était assez malsain… De mon point de vue ! Sauf qu’elle ne s’y prenait pas de la bonne manière. Plus elle résistait, plus ils voudraient la garder. Bah oui, si elle niait le problème, ils ne verraient aucune progression donc il lui faudrait plus de temps pour se casser d’ici. Je soupirais en entendant sa réponse avant de sortir ma connerie.

« Difficile de vous montrer quoi que ce soit, vous ne voyez quedal ! » m’esclaffais-je.

Une fois mon fou rire passé, je me levais pour aller me servir un verre de thé glacé, à défaut de pouvoir avoir un verre de vodka. Au moins, je ne risquais pas de mourir de faim, il y avait de quoi grignoter en attendant que ces conneries se terminent.

Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter qu’un tel crétin vienne pourrir ma journée ? Est-ce que c’est pour me faire payer ma mauvaise humeur ? Mais en même temps, qui ne serait pas de mauvaise humeur à ma place ? Aveugle, mais pas de naissance, tout ça parce qu’une foutue maladie a décidé de me pourrir la vie ; des séances de confession entre handicapés que je n’ai même pas demandées parce que je n’ai aucune envie d’y participer… franchement : qui ne serait pas en colère ?! Et ce crétin croit tout savoir mieux que tout le monde. Si je pouvais, en cet instant, je le fusillerais du regard. Sauf que je ne peux pas. Bordel !!

— Je t’en prie, applique donc ton propre conseil, je balance alors que le début de la réunion commence.

Comme toujours, certains crétins acceptent de se parler de leurs problèmes, de leur vie pathétique. Je souffle, lasse. On me demande si je souhaite dire quelque chose, mais comme à chaque fois, je refuse catégoriquement de prononcer le moindre mot. Je n’ai pas besoin de la sympathie des gens. On m’en donne déjà suffisamment sans me demander mon avis, alors pourquoi est-ce que je voudrais qu’on en rajoute une couche ? C’est pas déjà suffisamment pénible d’être aveugle ? Tout ce que je souhaite c’est qu’on me vire définitivement de ce groupe de soutien à la con ! Je ne demande pas mieux, comme ça mes parents me foutront peut-être la paix une bonne fois pour toute ? Peut-être qu’ils comprendront ? Pfff ! Tu parles !

Et l’autre crétin rigole. Parce qu’il pense faire mieux que tout le monde, peut-être ? Je lui suggère de nous montrer ses talents pour se barrer d’ici plus vite que prévu, mais il trouve encore une vieille vanne à sortir par rapport au fait qu’on est tous aveugles. Ah parce que nous, personnes souffrant de cécité, on n’a plus le droit d’utiliser le mot « montrer » ? Quel genre d’imbécile que c’est encore ? Je souffle à nouveau et je finis par me lever. J’attrape ma canne blanche et sans vraiment plus de cérémonie, je quitte le cercle. J’entends bien qu’on m’interpelle, mais je n’ai aucune envie d’y prêter attention. Et parce qu’à force de me trainer ici, je connais les lieux presque comme ma poche, je réussis à sortir. Cependant, une fois au parking, c’est un peu plus flou. D’habitude, ma mère ou mon père vient jusqu’à moi pour m’entraîner vers la voiture… Je mâchouille ma lèvre inférieure. Et maintenant, Savannah ?

Comment vous dire que je souffre vraiment ! Non mais vraiment ! Au lieu d’être tranquillement chez moi, à siroter un verre de vodka tout en faisant un live sur Instagram, j’étais obligé de supporter la présence de tous ces parias qui ne verraient plus jamais leurs sales tronches. Ok, Savannah était plutôt mignonne pour une aveugle. Même plus que mignonne mais elle n’en restait pas moins super chiante ! Le genre tête à claques persuadée qu’elle portait toute la souffrance du monde ! Bah non, poulette ! Il existe des personnes qui souffrent encore plus ! Moi, par exemple ! Toutes ces conneries de psychologues et compagnie, c’était une torture ! Bon, c’était ça ou la prison ! Mais sérieusement ?! La prison pour avoir enjoliver la vérité ? Ok, j’avais peut-être piqué de l’argent et fait des chèques en bois sur le dos de quelques cons mais ce n’était pas une raison ! On laissait bien des tueurs et des violeurs en liberté ! Jamais, je n’oserais faire ce genre de chose ! Je suis une personne bien, contrairement à ce que la juge pensait !! Sauf que j’étais persuadé que si elle m’avait collé ces aveugles, c’était par ironie ! “ T’es quelqu’un de bien ? C’est le moment de le prouver, mon coco !” Sauf que non, je n’ai pas à le prouver, ça se voit que je suis quelqu’un de bien, merde !

Mais bref, je me calmais mentalement malgré mes envies de hurler. J’étais beaucoup plus beau calme et détendu qu’en colère ! Donc, je continuais à lancer des piques à Miss Râleuse. Faut dire que c’était amusant, elle avait de la répartie, contrairement aux personnes que je côtoyais.

“Bien-sûr que je suis drôle, attends, t’as tiré le gros lot avec moi, la bigleuse !”

Après tout, j’étais quelqu’un de très drôle, d’intelligent. Oui, j’avais une confiance en mois à toute épreuve ! Et si vous ne me croyez pas, demandez donc à mes parents !

J’avais fini par me rabattre sur un verre d’ice tea tandis que la séance des autres-là commençait. Ok, je devais être présent mais rien n’indiquait que je devais être réellement actif. Et puis, j’avais parlé à Savannah, c’était déjà beaucoup ! Alors que je me levais pour jeter mon gobelet cartonné à la poubelle, Savannah se leva en embarquant sa canne et disparut par la porte. J’observais son groupe, étonné par la tournure des événements. Bien sûr, le meneur de groupe l’appela en vain, accompagné par quelques membres. Les abandonnant dans la salle, je sortis à la suite de la rouquine râleuse. Elle se repéra rapidement dans les couloirs... Peut-être que comme Daredevil, elle avait un sixième sens...

Sauf que je la vis s’arrêter une fois dehors... Ah bah voilà, elle se retrouvait perdue sans savoir où aller ! Finalement, elle n’avait pas de super pouvoirs, juste une bonne mémoire des lieux qu’elle connaissait ! Un sourire narquois naquit sur mes lèvres tandis que je la rejoignis. Je m’arrêtais à côté d’elle, les mains dans les poches. Sans la regarder, je lui dis :

“ Tu dois te sentir légèrement bête, là... T’habite où ? Je te raccompagne.”

Je n’attendais pas son autorisation ! J’allais la raccompagner, point barre. Pas question qu’on dise que je n’avais pas rempli ma mission d’ange gardien d’aveugle.

Supporter les séances d’accompagnement psychologique c’est une chose, mais devoir supporter un crétin qui se croit supérieur à tous les autres parce que monsieur a toujours ses deux yeux… Non c’est trop ! Bien plus que ce que je peux prendre sur moi. Pédant et autosuffisant. Voilà les mots qui décrivent parfaitement cet imbécile dont j’ignore le prénom. Et je n’ai pas envie de le connaître. Il n’est qu’un brin de paille dans une meule de foin. Rien de plus, rien de moins. Je n’ai aucune envie de satisfaire sa bêtise. J’ai bien compris son petit manège.

Sans le moindre scrupule, sans la moindre considération pour mes “pairs”, je quitte les lieux de la réunion sans un regard en arrière (ah, ah, ah ! très drôle !), me repérant assez facilement dans l’espace étant donné le nombre de fois où mes parents m’ont traîné ici de gré ou de force. J’ignore totalement les voix qui continuent de m’appeler et que j’entends malgré moi. Voir un de ses autres sens se développer lorsqu’on est privé de l’un d’entre eux n’est pas un mythe. J’entends beaucoup mieux depuis que j’ai perdu la vue. J’ai une ouïe bien plus fine, et parfois c’est vraiment très pesant d’entendre tous ces bruits parasites qu’on est capable d’occulter lorsqu’on est en possession de tous ses sens. Le moindre crissement, le moindre battement d’ailes d’un oiseau, les sirènes des pompiers retentissantes dans le lointain de la ville… Tout est beaucoup plus fort. Je m’étonne encore de ne pas avoir une migraine. Parce que ça va avec ! Et ouais, tout n’est pas tout beau, tout rose ! Faut arrêter de nous prendre pour des cons. “Ouiiii super, tu entends mieux !!”... et la migraine qui va avec, on en parle ? Tu la veux ?! Je te la cède avec plaisir.

Une fois sur le parking, je ne peux pas m’empêcher d’inspirer à plein nez l’air frais qui me fait malgré moi un bien fou et permet de calmer légèrement mes nerfs à vif. Sauf que maintenant que je suis partie de cette foutue séance, je suis perdue. Je ne connais pas le parking. Mes parents venant me chercher et m’accompagnant à la voiture, je ne sais pas du tout comment rentrer chez moi. Je connais par cœur certains trajets, comme celui qui mène à la boulangerie, ou l’épicerie du coin. Mais ici, je suis comme un naufragé au beau milieu de l’océan. Je n’ai pas d’autre choix que d’attendre qu’on vienne me chercher. Ce qui veut dire que je retrouverai tous les autres une fois la séance terminée et ils viendront pépiller autour de moi avec leurs questions à la con : “Pourquoi t’es partie ?” - “Et c’est c’est parce que Hayley va avoir la chance d’avoir un chien guide ? Tu sais, tu devrais être contente pour elle, c’est tellement long cette procédure ! Moi si tout va bien j’en aurais un dans quatre mois.” Connerie !

Ma tranquillité s’envole bien vite lorsque je distingue des pas derrière moi. Mon instinct me souffle d’avance qui me rejoint et encore une fois, il ne me trompe pas lorsque le son de la voix de John Doe s’élève pour balancer une énième raillerie.

— Laisse tomber, mes parents vont venir me chercher. N’essaie donc pas de jouer au bon prince, tu perds ton temps, ça ne marche pas avec moi. J’ai bien compris que ça te faisait chier d’être là, alors sauve-toi.

Ouais je suis sympa, je lui file un conseil ! C’est une occasion en or pour lui de se barrer sans demander son reste. Il serait trop con d’insister. Et puis c’est pas comme si on était super potes, lui et moi ! Il ne me doit rien, et je lui en dois tout autant.

Toute ma vie, le monde n’avait tourné qu’autour de ma petite personne. Mes parents ne vivaient que par moi, il m’avait fait comprendre que la vie ne faisait pas de cadeau et que c’était à moi de m’occuper… bah de moi-même. En fait, même mes parents ne pouvaient rien pour moi. Quand j’avais besoin d’argent pour sortir ou pour m’acheter des trucs, ils avaient toujours des excuses pour ne pas me donner ce que je voulais. Des factures à payer, j’en demandais trop. Il fallait bien que je me débrouille tout seul mais mon côté débrouillard déplaisait. Quoi que je fasse, c’était toujours un problème, on m’emmerdait toujours. D’après la juge, je serais un mythomane compulsif… pff, cette conne racontait n’importe quoi ! Je ne mentais pas, j’enjolivais un peu la réalité, histoire de la rendre un peu plus drôle mais c’est tout ! Mais lla juge avait tendance à exagérer la situation. J’emprunte de l’argent à mes parents, elle raconte que je les vole… je vole mes propres parents, non mais elle perd la boule, la vieille !

Aujourd’hui, je devais me coltiner une bande de bigleux pour ne pas finir en prison. Tout ça pour une histoire de chèques que j’ai emprunté à mes parents… Honnêtement, j’avais mieux à faire que de faire semblant d’être désolé pour eux. Déjà, ce n’était pas mon genre de jouer les hypocrites. Ensuite, en quoi j’étais fautif ? Ce n’était pas ma faute s’ils n’y voyaient rien ! En quoi ça allait les aider que je vienne les écouter geindre ??

Savannah avait quitté la salle, lassée de tous ces simagrées. J’en aurais remercié le bon Dieu si je croyais en lui. En me levant, je remarquais que certaines têtes se tournaient vers moi, ils étaient pleins d’espoir, pensant que j’allais raisonner leur pote. Hahaha, non ! Je comptais la ramener chez elle et rentrer chez moi, j’avais autre chose à faire. J’avais des projets, genre créer une société, gagner plus de followers sur mes réseaux sociaux, avoir des partenariats et gagner un max de thunes !
Alors que je rejoignais la jolie bigleuse, je me rendis compte qu’elle semblait perdue. Elle ne savait pas où aller, elle ne connaissait pas le chemin. Je m’étais approché pour la raccompagner mais la dure-à-cuire me repoussa. Blablabla, elle parlait dans le vent !

« Ouais, toutes ces conneries me font chier. Sauf que je suis sensé t’aider. Alors laisse-moi te présenter les choses différemment. Si je te laisse ici, tu vas passer pour une conne. T’as fait une sortie théâtrale pour finir sur le trottoir incapable de te barrer. En plus, tes parents comprendront que tu t’es barrée et donc, tu vas devoir leur expliquer pourquoi, non ? Alors que si on se barre, tu gardes le peu de dignité que tu as et tu n’auras pas à supporter les questions de tes amis bigleux. »

Et qu’est-ce que j’y gagnais ? Je pourrais toujours dire que Daredevil Girl avait décidé de se barrer et qu’en bon gentleman, je l’avais accompagné pour éviter qu’elle ne se perde. J’avais des témoins qui pourraient témoigner qu’elle s’était barrée avant la fin de la séance.

Je n’avais pas envie d’être là. Vraiment pas, et je n’avais pas fait semblant de me plaire au pays des bigleux. Je ne comprenais pas l’intérêt de se réunir pour expliquer à quel point un handicap n’était pas si grave ! Genre, ils devraient être heureux de ne rien voir ? Bon, au moins certains ne voyaient pas leur face de thon mais quand même ! A écouter leur discours, ils devaient se coller un sourire constant sur le visage et se sentir même chanceux ! Bah oui, en perdant la vue, ils avaient pu développer un autre sens !
Heureusement, Daredevil Girl, ne supportant plus ces conneries, décida de se lever et de quitter la réunion dans une sortie théâtrale. Je me levais pour la suivre, ricanant doucement. Grâce à elle, j’allais pouvoir rentrer chez moi bien plus tôt! J’en aurais sauté de joie ! Je l’avais donc rejoint dehors. Elle attendait sur le trottoir sans savoir quoi faire. Je fis de gros efforts pour ne pas me foutre d’elle. Savannah avait vraiment l’air bête ! Et même quand je lui proposais de la raccompagner, elle continuait de jouer les dures à cuire. Ok, j’avais une idée derrière la tête mais elle y avait son avantage ! Mais quand, je lui expliquais qu’elle y gagnerait, Savannah capitula en me donnant son adresse. Le sourire qui étira mes lèvres était tout sauf innocent. On dirait qu’elle avait fini par voir enfin - sans jeu de mots - la lumière ! J’enfonçais mes mains dans les poches de mon jean, me délectant de ce moment de victoire.

« Harlem, hein, t’as de la chance, c’est sur mon chemin. »

Je me plaçais à côté d’elle, presque trop près à son goût. J’avais senti qu’elle avait eu un petit mouvement de recul. Je lui tendis mon bras pour qu’elle puisse s’y accrocher. Un geste presque gentleman, si on oublie qui j’étais !

« On y va ? » demandai-je.

Savannah semblait hésiter, le temps de réfléchir. Elle devait se demander si c’était une bonne idée. Après tout, j’étais un parfait inconnu, je pouvais être malintentionné après tout. Mais je pouvais la rassurer, j’avais autre chose à foutre que de jouer les taxis d’aveugles ! Elle finit par poser sa main sur mon bras. Son toucher était presque électrique, comme si sa peau même rejetait l’idée de toucher la mienne, ce qui ne pouvait que m’amuser. Daredevil Girl semblait passer son temps à repousser toutes les personnes qui s’approchaient d’elle. Et moi, je suis un gamin, plus elle me repousserait, plus j’allais la rendre dingue ! Enfin, le temps que je devrais être dans ces foutues réunions. En dehors de ça, je m’en foutais royalement de ce qu’elle faisait !

« Donc, pourquoi t’as pas supporté les "je-suis-aveugle-mais-je-suis-heureux" du club ? T’as pas aimé leur philosophie du bonheur malvoyant ? »

J’étais incapable de m’empêcher de la titiller un peu plus. Ça me faisait chier de jouer le bon samaritain alors autant m’amuser comme je pouvais. Après tout, je n’étais pas du genre à jouer les cannes humaines ! D’autant plus que si elle se cassait la gueule, j’allais devoir m’amuser à la ramasser. Le cauchemar ! Pourtant, je sentais une sorte de frissons à l’idée de la rendre folle en étant trop près d’elle. Sentant sa gêne à me tenir le bras, avec un sourire narquois, je lui lançais :

« Ne me dis pas que tu as peur de t’approcher d’un type aussi génial que moi ? Je pourrais te rendre accro, tu sais. »

Je me marrais intérieurement en imaginant sa réaction. Savannah avait l’air du genre de fille à prendre tout au sérieux, même quand je disais des conneries aussi grosses que moi. J’avais envie de la secouer un peu, de briser cette petite carapace qu’elle s’étaient créée. C’était un challenge, et moi, j’adorais les challenges. J’avais l’impression d’être dans un film, mais à la place du prince charmant, j’étais le beau gosse, mystérieux, très marrant. Savannah ? Elle n’était ni la princesse, ni la demoiselle en détresse, mais plutôt la fille trop sérieuse, blasée par la vie que j’avais envie de pousser à bout juste pour le fun.

Nous arrivions près de ma voiture que je déverrouillais à distance. J'ouvris la portière côté passager et la laissais s'installer avant de refermer derrière elle. Je fis le tour de la voiture et me mis derrière le volant.

Savannah ne me faisait absolument pas confiance… et elle avait raison. Nous étions deux parfaits inconnus que le destin avait réunis. Et aucun de nous deux n’étaient enchanté de cette situation. La différence était que moi, je savais parfois faire jouer mon charme pour masquer mon sarcasme. Mais aujourd’hui, je n’avais pas la motivation pour tromper mon monde. Je ne voulais pas faire semblant d’être content d’être là. Je ne m’étais pas proposé pour cette histoire de bénévolat. Je ne faisais rien gratuitement. Sauf qu’aujourd’hui, je n’avais pas le choix : la prison ou les aveugles ! Alors, autant aller aider les bigleux et continuer à vivre ma vie normalement. Je n’avais pas ma place en prison, j’étais bien trop beau gosse pour finir derrière les barreaux avec tous ces dégénérés !

Quand Savannah avait quitté la réunions des aveugles anonymes, j’en aurais presque sauté de joie ! C’était exactement ce qu’il me fallait ! Grâce à son petit coup de sang, j’allais non seulement pouvoir me barrer de cet endroit plus rapidement, mais en plus je passerais pour un bon petit samaritain aidant son prochain ! Avec ça, je gagnerais des points auprès de la juge. Avec un peu de chance, elle réduirait peut-être ma peine ! Alors forcément, je la suivis à l’extérieur du bâtiment. Je m’approchais donc pour tenter de la convaincre de me donner son adresse. Et si elle commença par me repousser pour le principe, j’arrivais à la faire changer d’avis. Je trouvais les mots pour lui montrer les avantages qu’elle y trouverait si je la ramènerais. Bien sûr, je m’abstenais de lui donner MES avantages. Mais de toute façon, elle devait se douter que je n’étais pas un petit ange. Je l’avais bien fait chié quelques minutes auparavant. Elle devait se douter que j’avais une idée derrière la tête. Néanmoins, elle me donna son adresse. Harlem, en plus, elle ne vivait pas trop loin de chez moi. Ça m’évitait de longs détours ! C’était parfait ! Tout s’emboîtait à la perfection !

Je m’approchais d’elle. Je perçus le mouvement de recul qu’elle avait eu. Je ne le prenais pas personnellement. Je me doutais bien que m’approcher aussi subtilement de la jeune femme pouvais l’amener à s’éloigner. D’autant plus qu’elle ne me voyait pas. Mais je la rassurais en lui tendant mon bras pour la guider. Eh, je suis peut-être un connard mais je n’agresse pas les femmes !! Malgré son hésitation, elle posa sa main. En réalité, elle effleurait à peine mon bras. À croire que j’étais une énorme tarentule, genre Aragog dans Harry Potter ! Je ressemblais plus à Tom Jedusor qu’à une putain d’araignée ! Je lui demandais alors comment elle avait fait pour atterrir au paradis des aveugles heureux de vivre dans le noir. Sa réponse ne se fit pas attendre. On l’avait forcé. Pas besoin d’un doctorat en psychologie pour le voir. Je la comprenais. Si demain, je perdais l’usage de mes jambes ou d’un de mes sens, je ne verrais pas non plus l’utilité d’aller à des séances, écouter de parfaits inconnus qui m’expliqueraient à quel point la perte d’un membre était en réalité un mal pour un bien ! Et puis, chacun avait bien le droit de vivre cette perte comme il le voulait !

« Je suis d’accord avec toi. Je vois pas en quoi le fait de mieux entendre compensera la perte de la vie. Ils essayent de sa rassurer alors que je suis persuadé qu’ils ne pensent pas ce qu’ils disent ! C’est complètement débile ! »

Je secouais la tête. Toutes ces réunions étaient une perte de temps. Une idée traversa alors mon esprit.

« Si je trouve le moyen de te faire échapper à ces réunions, tu me suis ? »

J’avais une idée. Si j’arrivais à convaincre la juge que j’allais aider Savannah sans avoir à passer par la case réunion, il était possible que ces travaux d’intérêt généraux soient un peu moins chiants. Il me fallait simplement l’accord de Savannah. Ensuite, je trouverais le moyen de convaincre la juge. Je pourrais alors venir chercher Savannah chez elle et on irait ailleurs. Genre dans un par ou je ne savais où encore pour faire passer le temps. Je la raccompagnerai et on dirait à quel point nous passions des moments merveilleux bla-bla-bla !

« Te conduire dans un trou ? Mais ça ne va pas ! Je suis trop beau pour prendre le risque de me salir avec un trou !! Non, je pourrais par contre t’emmener faire les boutiques. J’ai une nouvelle paire à m’acheter. Ou aller manger un morceau… je crève la dalle ! »

Et puis soyons réalistes, si j’osais ne serait-ce que lui casser un ongle et que ça remontait aux oreilles de la juge, j’étais bon pour y finir au trou ! Actuellement, Savannah avait le statut de petite chose fragile et délicate à ne surtout pas abîmer. Donc non, je ne pouvais pas me permettre de l’abandonner au milieu de nul part !
Une fois arrivé à ma voiture, je lui ouvris la portière, la laissant s’installer. Elle était aveugle pas handicapée ! Enfin, je me comprends ! Une fois assise convenablement, je refermais la portière et fis le tour de ma voiture pour m’installer derrière le volant. Elle me rappela alors que je ne lui avais pas donné mon prénom. C’est vrai que notre premier échange n’avait pas laissé la place aux présentations.

« Moi c’est Adrian. Mais tu peux m’appeler, Dieu-Tout-Puissant, ça me va aussi. » lui dis-je l’air suffisant.

Si Savannah s’attendait à avoir une oreille compatissante avec elle, elle s’était leurrée ! Moi, je m’en foutais de son sort. Dans mon esprit, seule une personne comptait : MOI. Et je ne me voilais pas la face comme le monde le faisait. J’étais honnête, je m’aimais et je ne pensais qu’à moi. Tant que j’obtenais ce que je voulais, le reste ne comptait absolument pas. Bon, ce raisonnement avait ses failles car si je me retrouvais dans cette situation, c’était justement parce que je n’avais pas pensé à mes parents et ce qu’ils ressentiraient en découvrant que je leur volais de l’argent. Je pensais que, comme à chaque fois, il ne se ferait pas prendre. J’avais une technique plutôt banale : ouvrir un compte bancaire ou demander un crédit en utilisant le nom de mon père, profiter de l’argent obtenu… Et une fois l’argent dilapidé ? Bah, il ne me restait plus qu’à recommencer. Et si au début, mes parents avaient tenté de me protéger en évitant de mêler la justice à tout ça. Un jour, ils finirent par craquer. Il me fallait une nouvelle technique… Mais pour le moment, je devais surtout me faire discret. Si la juge m’avait à nouveau dans si collimateur, je passerais par la case prison ! Alors faire le bénévole auprès des bigleux, ce n’était pas la mer à boire.

Tout en accompagnant Daredevil Girl à ma voiture, je songeais à un moyen d’échapper à ces séances à la con d’aveugles anonymes. Je ne mis pas longtemps à la trouver. Il fallait pour commencer que Savannah adhère à mon idée. Donc, je tentais d’attiser sa curiosité. Et bingo ! Elle voulait en savoir plus. Un sourire se dessina sur mes lèvres. Comme moi, je savais qu’elle ne voulait pas participer à ces réunions. Donc, si j’arrivais à convaincre la juge que je m’étais attaché à Savannah et que je voulais l’aider en l’emmenant se promener dans un parc ou je ne sais où encore, j’avais une chance d’échapper aux sessions avec tous les aveugles !

« Si je dois participer à ces bêtises, c’est à cause de la juge qui m’y oblige. Je peux lui dire que je veux être ton guide ou un truc du genre, que je vais t’emmener te balader parce que tu vis mieux ta cécité comme ça. Si elle accepte, on évitera les réunions et t’auras une bonne excuse de ton côté pour tes parents : tu vas aider un repris de justice à se remettre dans le droit chemin bla-bla-bla. »

Savannah resta silencieuse un instant, comme si elle pesait les pour et les contre de ma proposition. Je pouvais presque entendre les rouages de son esprit tourner à plein régime. C’était un marché intéressant pour elle aussi, je le savais. Elle n’avait pas l’air de quelqu’un qui aimait être enfermé dans une salle avec un tas de gens à parler de ses problèmes. Elle avait l’air… plus indépendante, plus sauvage que ça.

Pendant que je la laissais réfléchir à ma proposition, je la conduisis à ma voiture. Une fois qu’elle fut installée, je fis de même derrière mon volant. Elle me demanda alors mon prénom, je lui répondis, non sans préciser qu’elle pouvait m’appeler aussi Dieu-Tout-Puissant. Bien sûr, elle se montra sarcastique ce qui me fit froncer des sourcils. Pourquoi est-ce qu’elle ne voulait pas voir que j’étais un être exceptionnel ?? Elle avait la chance et l’immense honneur d’être en présence et elle se moquait ? En plus d’être aveugle, Savannah devait être un peu bête. Bah, je lui pardonnais. Elle finirait par reconnaître mon incroyable supériorité divine. Je démarrais la voiture sans un mot, songeant à ce que cet idiot de psychiatre avait dit à mes parents après quelques séances avec moi. J’aurais un trouble narcissique. Impossible, j’étais un être parfait. J’étais persuadé qu’il était simplement jaloux de n’être qu’un psychiatre de merde qui ne serait jamais aussi doué et talentueux que moi !

Rapidement, je jetais un coup d’œil à ma passagère. Je me demandais ce qu’elle pouvait bien penser de moi, si elle me voyait simplement comme un moyen de s’échapper de ces réunions ennuyeuses ou si elle percevait quelque chose de plus derrière mon attitude désinvolte. J’étais curieux de voir comment elle réagirait à ma vraie personnalité, celle que je cachais derrière mon masque de suffisance. Aurait-elle peur en apprenant que je consultais un psychiatre, contre mon gré, pour un trouble dont je n’avais pas conscience ? Depuis mon enfance, j’entendais des adultes me répéter que je n’étais pas normal, qu’il y avait quelque chose de bizarre chez moi. Et maintenant que j’étais adulte, j’étais considéré comme un homme avec un problème psychologique, potentiellement dangereux. Je n’y croyais pas. Mais je savais ce que ça faisait d’être forcé à faire une activité qu’on ne voulait pas faire, simplement parce qu’on estimait que c’était pour notre bien. Comme si nous ne savions pas ce qui était bon pour nous-même.

Contrairement à un bénévole, moi, je n’avais pas choisi cette activité merdique. J’avais été contraint à participer à ses idioties par la juge. En fait, je n’avais pas vraiment eu le choix, c’était ça ou la prison. Donc, j’avais choisi le moindre maux parmi les choix qui s’offraient à moi. Mais ça ne voulait pas dire que je le faisais de gaieté de coeur, bien au contraire. Je n’y mettais aucune bonne volonté, je n’hésitais pas à l’insulter et à la rabaisser. Après tout mon rôle était de lui tenir compagnie, rien ne m’obligeait à être un gentil toutou qui la suivrait comme son ombre.
Donc, je conduisais la bigleuse à ma voiture. Je la laissais se débrouiller, je n’avais pas que ça à foutre de l’aider à rentrer dans une voiture. Si elle pouvait pas rentrer dans une voiture, je ne rien faire pour elle !

Quand Savannah me donna son adresse, je démarrais la voiture et m’engageais sur la route. La discussion continua sur une idée que j’avais eu. L’un comme l’autre, nous ne voulions pas participer à cette mascarade qu’étaient ses réunions pour les aveugles anonymes. Je lui proposais alors de parler à la juge afin qu’elle m’autorise à emmener Savannah ailleurs qu’à ses séances. Nous étions tous les deux gagnants dans cette affaire, nous n’aurions plus à supporter les discours hypocrites des aveugles heureux et fiers de leur handicap. Mais la réplique qu’elle m’offrit… Eh bien, autant dire que je n’y attendais absolument pas ! Je ne pus m’empêcher de ricaner avant de lui répondre :

« Ouais, je trucide les aveugles à la langue un peu trop pendue. Je les emmène dans ma voiture avec l’excuse de « je te ramène chez toi » pour les emmener dans mon repère secret… »

Bien sûr que non ! Je n’avais pas que ça à foutre ! En plus, j’allais me salir et saloper mes affaires. Non, ce n’était clairement pas fait pour moi la carrière de serial-killer. Mais je n’allais pas pour autant lui raconter le petit souci que j’avais eu avec la justice. Je ne voyais pas en quoi elle avait besoin de connaître ce genre de détails me concernant. Donc, je décidais de taire cette partie de ma vie.

Dans la voiture, j’allumais la radio évitant un silence gênant. On ne se connaissait pas, nous n’allions pas soudainement nous raconter nos vies après s’être balancés des insultes. Et de toutes façons, je ne cherchais pas à me faire des amis. Et encore moins des amis handicapés. Je me concentrais donc sur ma conduite, sur ce qui se passait sur la route. Mais Savannah brisa le silence qui s’était installé entre nous. Elle acceptait mon offre. Un rictus apparut sur mon visage. Savannah était prête à faire ce qu’il fallait pour que la juge accepte. Mon plan se déroulait à la perfection ! J’allais pouvoir me débarrasser de ces réunions dès la première à laquelle j’aurais participé. J’étais un génie ! La satisfaction que je ressentais en ce moment précis était indescriptible. Enfin, quelque chose se passait comme je le voulais. Ces réunions étaient une perte de temps monumentale, et j'étais sur le point de me libérer de cette corvée. Enfin, je pourrais utiliser mon temps pour quelque chose d'utile, comme... eh bien, peu importe, mais certainement pas pour écouter des aveugles parler de leur handicap comme si c'était une bénédiction déguisée.

« Parfait, alors on va faire en sorte que ça marche. Je suis sûr que la juge va adorer l'idée. Après tout, qui pourrait résister au charme irrésistible d'Adrian ? » dis-je, imbu de moi-même.

En réalité, je savais bien que mon charme avait peu de chances de fonctionner sur la juge. Cette femme semblait avoir un sixième sens pour détecter les conneries, et je doutais qu'elle m'apprécie particulièrement. Mais peu importait, j'étais convaincu que mon plan était infaillible. Et si cela signifiait devoir jouer le jeu pendant un moment, alors soit. Je pouvais être convaincant quand je le voulais.

Tout en conduisant, je ne pouvais m'empêcher de réfléchir à la situation dans laquelle je me trouvais. D'une certaine manière, Savannah m'avait surpris. Malgré son handicap, elle ne semblait pas décidée à se laisser marcher sur les pieds, et elle avait un certain sens de l'humour. Peut-être que je l'avais sous-estimée. Mais cela ne changeait rien au fait que je n'étais pas ici pour me faire des amis, surtout pas des amis comme elle.

Nous arrivâmes finalement à son adresse, et je me garai sans un mot. Le trajet avait été étrangement moins pénible que je l'aurais imaginé, bien que je ne sois pas prêt à l'admettre à voix haute. Avant qu'elle ne sorte de la voiture, je me tournai vers elle, un sourire narquois aux lèvres.

« Bon, voilà ta demeure. On se voit à la prochaine réunion des aveugles anonymes. Et qui sait, peut-être que ce sera la dernière pour nous deux. »